Les surdoués s’entendent souvent dire qu’ils sont trop sensibles et/ou sont prompts à se le dire lorsqu’ils sont débordés par un vécu émotionnel intense, qui persiste à ne pas les lâcher. Une certaine mode vise aussi actuellement à faire croire que nos émotions ne sont pas bonnes pour nous, qu’il faut apprendre à les contrôler ou à les laisser filer par un indispensable lâcher-prise. Mais de quoi parle-t- on au juste ? En quoi consistent nos émotions ? À quoi peuvent-elles bien servir ? Et les surdoués ont-ils des ressentis autres que le commun des mortels ?

Les émotions, qu’est-ce que c’est?

Notre vie émotionnelle n’est pas aussi foisonnante qu’on pourrait le penser. Il existe surtout quatre émotions de base : la peur, la colère, la tristesse et la joie. Les autres étiquettes correspondent à des associations de ces réactions de fond et à des contextes spécifiques. Les émotions dites négatives, celles qui nous empoisonnent le plus la vie, font en réalité partie de notre réaction instinctive au stress, quand notre intégrité physique ou psychique est menacée.

Ainsi, la présence d’un prédateur conduit soit à fuir, soit à se battre, soit à s’immobiliser et à faire le mort, en fonction des possibilités. C’est ce qu’on observe dans le monde animal où l’enjeu est surtout la survie physique, mais cela fonctionne exactement de la même manière chez les humains, pour des problématiques par contre nettement plus souvent d’ordre psychique. Les émotions sont donc des signaux envoyés par notre corps à notre cerveau, et plus précisément à notre conscience, afin de l’aider à traiter certaines informations sur notre environnement et à agir en conséquence pour notre préservation.

Parties intégrantes de notre système instinctif de survie, cela n’a donc guère de sens de vouloir s’en débarrasser ou de trier celles qui nous conviennent au détriment de celles qui nous importunent. Il est au contraire impératif pour notre santé d’apprendre à les écouter et à décrypter correctement leur message. En effet, en l’absence d’un tel traitement, le corps demeure en situation de stress puisque le cerveau ne fait rien pour l’en sortir. La tension émotionnelle s’accroit, elle persiste, devient de plus en plus inconfortable, et ce stress non réglé dans la durée finit par nous rendre malades.

Comment en viennent-elles à nous perturber à ce point ?

Donc si on est assailli d’émotions intenses, persistantes, qui paraissent dévastatrices, c’est qu’il y a un message de départ qui n’a pas été entendu. Comment en arrive-t-on là ? Cela a toutes les chances de remonter à notre enfance. Notre gestion émotionnelle au quotidien est en effet fondamentalement régie par les expériences familiales que nous avons vécues par le passé, ce que l’on nous a autorisés et appris à ressentir et à exprimer. Cela se rapporte à toutes sortes de situations génératrices de stress, mais plus globalement et fondamentalement à la manière dont nos proches ont accueilli notre ressenti à leur égard, concernant la satisfaction de notre besoin instinctif d’attachement.

Celui-ci correspond au besoin vital d’être protégé et aimé, à celui d’être écouté, entendu, compris et soutenu de manière cohérente dans la durée. Lorsqu’il n’est pas satisfait dans les premières années, cela engendre une grande colère de ne pas être respecté. Si cette colère ne peut pas s’exprimer car plane la menace d’un retrait d’amour et d’un abandon, inconcevables pour la survie, la virulence fait place à la désillusion, à la tristesse d’une relation authentique manquée, qui finit par se muer en distance et en retrait émotionnel protecteur. Lorsque persiste l’espoir d’être entendu cependant, mais à condition de faire des efforts pour y arriver, cette fois c’est la peur qui est durable, l’anxiété de ne pas parvenir à faire ce qu’il faut pour obtenir l’attention vitale, avec le risque d’être abandonné à son sort en cas d’échec.

Lorsqu’on se sent anxieux et apeuré en tant qu’adulte, lorsque l’on a l’impression d’être toujours en colère ou déprimé en permanence, il y a donc de fortes chances pour que des événements actuels déclenchent des réactions émotionnelles, surchargées d’affects passés non reconnus et traités pour eux-mêmes. C’est comme si on ouvrait une boite de Pandore que l’on a bien du mal à refermer, sans comprendre pourquoi. Pas étonnant de trouver alors les émotions dévastatrices et de vouloir tout tenter pour s’en débarrasser ! Mais il y a plus préoccupant encore…

Le surdoué, ses spécificités et l’enfer de la honte

En effet, derrière ce que je viens d’expliquer se cache la honte, une émotion cette fois véritablement dévastatrice, mélange toxique de peur et de colère envers autrui. C’est l’émotion la plus pénible qui soit, celle que l’on fait tout pour éviter de ressentir et d’affronter, une douleur morale semblable à la douleur physique dont elle partage les circuits nerveux. La honte, c’est le regard négatif de l’autre que l’on intériorise, celui qui autrefois a critiqué, dévalorisé, rejeté, donnant envie de disparaitre dans un trou de souris, un parent aimé le plus souvent, regard que l’on retrouve dans les yeux de tous ceux que l’on rencontre par la suite, incapable alors d’imaginer leur bienveillance et leur compréhension…

Ainsi le surdoué, non comblé dans son besoin d’attachement, va avoir honte, de ses émotions, de ses différences, de ses difficultés et de ses échecs. Il va avoir honte de lui-même, de son reflet négatif dans les yeux des autres. Il va avoir peur d’eux, de leurs jugements, de leurs critiques, de leurs exigences et va leur en vouloir de le traiter ainsi, même si cela n’a plus vraiment de réalité. Il va être en colère contre lui-même, de ne pas être à la hauteur, d’être si différent malgré ses efforts. Bref, il ne va pas s’aimer et va avoir des difficultés à se trouver aimable et à se laisser approcher…

Alors, on peut évoquer le fait que les surdoués sont différents, que leur traitement accéléré de l’information et l’acuité de leurs perceptions, leur provoquent des réactions émotionnelles plus exacerbées que la moyenne. Ou que leur approche globale associée à une capacité très développée de raisonnement les conduit à davantage anticiper des issues négatives, avec un risque accru d’anxiété. Mais ce serait oublier que c’est dans ses jeunes années et au contact de ses proches que l’enfant, surdoué ou pas, apprend à gérer ses émotions, à ne pas se laisser déborder par elles, car il est aidé à en tenir compte, à les nommer et à agir en conséquence. C’est là que, grâce à des parents attentifs, il devient apte à se dire qu’il peut faire face à ce qui lui arrive, que d’autres sont là pour lui venir en aide et que le monde n’est pas une source perpétuelle de menaces. Donc, un surdoué qui a été bien entouré n’a aucune raison d’être outre mesure anxieux, ni trop sensible, si tant est que cette expression ait véritablement un sens.

On peut aussi évoquer les difficultés relationnelles accrues rencontrées par les surdoués. Ce sont censés être des enfants plus « difficiles », avec des besoins « spéciaux » liés à leur intelligence vive et à leur curiosité insatiable. Mais je suis persuadée que des parents ayant à cœur de prêter attention à leur enfant, ou des enseignants bienveillants, sont parfaitement à même de faire face à une telle situation, quitte à recadrer gentiment l’enfant lorsqu’ils atteignent leurs limites. Il reste les camarades de classe, pas forcément enclins à accepter l’originalité et les différences, dont le rejet peut se révéler très blessant. Mais là encore, l’attention et l’écoute des parents à la maison limitent l’impact psychique de telles réactions, et des études ont montré qu’un surdoué bien dans sa peau par ailleurs peut être parfaitement intégré et apprécié dans sa classe. Sinon, il peut aussi en changer…

À l’inverse, privé de ce soutien familial essentiel, le surdoué incompris et honteux devient une boule d’anxiété, de colère et de tristesse, prêt aux pires extrémités. Il pourra camoufler son mal-être sous une apparence souriante et décontractée visant à donner le change et à avoir la paix, ou alors se protéger par la rationalisation, la prise de hauteur et le sarcasme, étanche en apparence à toute implication autre qu’intellectuelle, autiste aux demandes humaines qui l’entourent, comme son environnement familial l’aura été aux siennes…

En pratique…

Parents d’enfants surdoués : apprenez à accueillir le vécu émotionnel de vos enfants et adolescents, même si c’est parfois difficile et que cela ne veut pas dire tout leur céder. Apprenez-leur à nommer correctement leurs émotions, à mettre des mots sur leur ressenti, à raconter autre chose que du factuel ou de l’intellectuel, et surtout évitez de leur faire honte. Expliquez-leur aussi qu’ils sont différents des autres, que ce n’est pas facile à vivre tous les jours, mais qu’il est important qu’ils acceptent les règles de leur environnement sous peine d’en être totalement exclus. Ils pourront toujours cultiver leur jardin secret par ailleurs et avoir votre appui en cela. Pensez aussi à vous interroger sur votre propre vécu dans votre enfance…

Adultes surdoués, qui vous connaissez comme tels ou qui vous découvrez : prenez le temps de vous écouter, d’analyser précisément ce que vos émotions vous signalent. Appuyez-vous sur votre raison pour réfléchir aux manques affectifs et relationnels dont vous avez souffert dans votre jeunesse, et débusquez la honte qui vous empêche d’avancer. Vous découvrirez alors combien vos émotions de base sont précieuses, combien elles sont là pour vous aider et vous protéger, et elles cesseront de vous perturber parce que vous n’y avez pas répondu en temps voulu…

Pour vous accompagner dans ce cheminement, vous pouvez vous appuyer sur les écrits de John Bowlby, découvreur des principes de l’attachement et de la gestion émotionnelle qui en découle, en particulier ses recueils de conférences, même si leurs titres ne l’indiquent pas. Mes propres livres sont aussi consacrés à ces thèmes, abordés sous différents angles et à divers niveaux de vulgarisation. Comme vous l’aurez compris, même si les surdoués sont différents, leurs problématiques d’attachement sont identiques à celles des autres et ces ouvrages peuvent leur être d’un grand secours.

Article écrit par Yvane Wiart, oratrice du congrès 2016 et 2017